Friday, July 4, 2008
















Ne pas écrire en français


Entre deux langues (si ce n’est pas trois), entre deux chaises, quel Libanais qui a été à l’école des missions (laïques ou religieuses) françaises ne se sent pas ainsi parfois mal assis ? Passe encore de converser ou de rédiger une correspondance, mais écrire ! Un roman, un poème, une autobiographie… Le choix de la langue n’est pas toujours évident. Trois témoignages pour illustrer ce bilinguisme a l’ouvrage chez une certaine élite francophone libanaise.

A l’antépénultième !

Le professeur de littérature, un français d’origine, pointe du doigt les deux petits rusés assis quelque part vers le fond de la classe pour qu’ils arrêtent leur bavardage : « Vous, là-bas ! ». Feignant l’innocence, ils se retournent prétendant que la remarque s’adressait à ceux qui étaient assis encore plus à l’arrière. Le maître coupe court à la simagrée des deux farceurs en assénant sa précision topographique: « Vous, à l’antépénultième ! ». Ces vexations théâtrales répétées étaient une manière de faire comprendre aux enfants des petites classes sociales émergentes en ce début des années soixante, que la langue qu’ils luttaient pour en déchiffrer les signes dans des manuels aux illustrations encore tristes, cette langue qui venait si fluide dans la bouche des Frères des Ecoles Chrétiennes en soutanes noires même quand ils étaient tchèques ou espagnols, resterait pour eux à jamais incomplète et peut être inaccessible. Et puis tout ce vocabulaire que nous nous efforcions de retenir – poussant des écoliers zélés à mémoriser entièrement le Plus petit Larousse - semblait désigner à nos yeux des réalités présentes sous d’autres climats, sans équivalent dans notre monde à nous. Quant à nos mots et nos choses, leur langue leur était inhérente.

Cette petite évidence d’écolier bilingue allait me rattraper bien plus tard, lorsque, la quarantaine entamée, j’ai décidé, probablement en guise de cure contre le temps qui se précipitait, d’écrire des romans. Ayant choisi dans la vie réelle la carrière d’enseignant du français (sic), je me suis retrouvé spontanément entrain de faire mes premiers essais narratifs dans la langue de Voltaire. Mais c’est précisément cette qualité littéraire du français que je connaissais qui allait vite me refreiner. La langue des livres m’imposait en tant qu’étranger au français, gharib, à me ressourcer dans une éloquence qui ferait de moi un adib ( lettré ) et me conduirait à des performances de style nécessairement déjà balisées. L’autre option qui serait une manière familière ou débraillée d’écrire et qui n’était pas d’ailleurs à ma portée de libanais sédentaire, me procurait un sentiment d’intrus, déconseillé par le même adib (qui signifierait ici « poli, discret »), dans un espace d’expression totalement emprunté.

Après quelques nouvelles plus ou moins ficelées, je me rabats donc sur l’arabe. En réalité, je n’en étais pas à une redécouverte de ma langue natale à l’instar de cette amie libanaise francophone qui, ébahie, trouve superbe - rien que ça - la langue arabe une fois qu’elle a été conduite par complaisance à y lire un roman… C’est peut-être donc contre le français que j’ai décidé d’écrire en arabe… De me tourner vers la langue de ma mère rehaussée de cette tradition « renaissante » que je pouvais retrouver dans la Moufakkara al rifiyya (Journal de la campagne) d’Amin Nakhlé ou Moulouk al ‘arab (les Rois arabes) d’Amin Rihani… ou, dont je me saturais dans les épîtres ou les psaumes d’église, dans l’inimitable traduction de la Bible, dans la prose enchanteresse de Jahiz et d’Abou Hayyan ou dans les scansions immortelles d’Al Moutanabbi. Je ne vais quand même pas faire l’apologie de l’arabe. Comme le disait le grand-père du prophète Mohammed de la Ka’ba, cette langue a un Dieu - et peu de lecteurs - pour la défendre.

Suis-je pourtant parvenu à me libérer de mon français d’écolier ou d’enseignant ? Certains de mes amis me taquinent parfois à juste titre en me disant : « Ca sent parfois le français ce que tu écris ». Je ne m’en défends pas, c’est peut-être là, entre deux langues, que j’ai toujours aimé évoluer avec plus ou moins de bonheur.

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