Monday, July 7, 2008


















Histoire d'une décomposition

Milton Hatoum n’en a pas encore fini avec Manaus. Ce professeur d’université brésilien qui vit aujourd’hui à São Paolo, ce Libanais d’origine, diplômé d’architecture et de littérature latino-américaine, traducteur de Flaubert et admirateur d’Édouard Saïd, revient pour la troisième fois et avec une fougue et une fascination renouvelées sur l’île amazonienne qui l’a vu naître en 1952 et où il avait, pour un certain temps, enseigné la littérature française. Il y eut d’abord Récit d’un certain Orient (paru en 1989 et traduit du portugais aux éditions du Seuil en 1993) où les souvenirs croisés retracent avec beaucoup de subtilité l’histoire intime d’une famille venue du Levant s’installer en Amazonie, entre deux cultures. Puis Deux frères (paru en 2000 puis traduit en 2003 au Seuil) où une autre (ou la même) famille de Manaus et d’origine libanaise est déchirée entre deux jumeaux rivaux, Yacub et Omar, ayant pour père un musulman et pour mère une Indienne.

Dans Cendres d’Amazonie (publié en 2005 et paru en français chez Actes Sud, 2008), le syndrome de la première émigration semble apaisé, et le roman ne se réfère plus à une ascendance orientale culturellement confrontée à une « amazonite » sauvage et exotique. D’un récit touffu suggérant la nature tropicale et très focalisé, digne d’un bon professeur de littérature, émerge lentement, une fois de plus, une dramatique « histoire » de famille structurée autour du même thème de la (fausse) gémellarité : Lavo, le narrateur plutôt marginal, "avocaillon des portes de prison" comme ironise son oncle sur sa vocation juridique, n’est qu’une sorte de cousin « naturel » de Mundo, le héros principal du roman. Son récit est entrecoupé de courts passages avec d’autres voix enchâssées ouvrant des lucarnes mélancoliques - « tristes tropiques » - sur des secrets de famille.

L’un raconte l’histoire de l’autre avec, en extension, une mise en abîme où l’oncle Ranulfo, géniteur de Mundo et auquel il a transmis sa « révolte personnelle, intime, à l’état brut », décide à son tour d’écrire l’histoire de ce dernier. Lavo, l’orphelin pauvre et plutôt conformiste, est fasciné par l’héritier rebelle. Manaus est cette fois-ci le théâtre d’un déchirement où Milton Hatoum revient sur ses thèmes favoris avec une intrusion spectaculaire de l’art comme forme et destin de la rébellion. Deux camps se font face : le père, Jano, magnat du commerce du jute, partisan de la dictature militaire dont le système rigide s’abat sur le jeune Mundo, à l’école ou plus tard à l’Académie militaire, semble en perpétuel règlement de comptes avec ce fils qu’il sait ne pas être le sien et qu’il cherche à « dresser » au prix d’une mort qui survient suite à l’une de leurs innombrables querelles. Son adjuvant inattendu n’est que l’artiste qui a guidé les premiers pas de Mundo dans la peinture puis a « mal tourné » pour se mettre au service de l’ordre établi. De l’autre côté, le groupe bohème, à commencer par Alicia, la femme de Jano, et véritable facteur de déstabilisation du système, protectrice sans faille de son fils, amante à peine secrète de Ranulfo, avec, à l’arrière, ramassant les débris, la tante Ramira, couturière vivant au bord du besoin.

Mundo est le véritable héros de cette marginalité et l’art déterminera sa trajectoire d’étoile filante. De fugue en fugue, il laissera derrière lui des bribes évanescentes de sa représentation tourmentée du monde. Il s’exilera en Europe, s’installera à Londres avec des artistes de rue, sans le sou, pour être rapatrié en catastrophe à Rio, s’éteindre entre les bras de sa mère qui dépensait tout le patrimoine de la famille dans sa frénésie du jeu et de l’alcool. Soulignons que sa mort coïncide presque avec la fin de l’époque dictatoriale. Mundo était bloqué quelque part dans cette quête de l’identité et du devenir : « L’errance n’était pas mon destin, mais le retour au lieu d’origine était impossible », écrit-il dans la lettre-testament qu’il laisse au narrateur. L’art était son besoin « vital » : « Je ne me considère pas comme un artiste ; j’ai seulement voulu donner un sens à ma vie. J’avais peur de mourir avec mes esquisses, c’aurait été une existence vidée. » Achevé, son chef-d’oeuvre n’en portera pas moins le titre qui définit tout le sens sous-jacent du monde crépusculaire de Cendres d’Amazonie, à savoir : Histoire d’une décomposition.

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