Wednesday, July 9, 2008



















Relecture

J’ai eu un jour, dans l’âge certain, la malencontreuse idée de relire Gibran. Me ressourcer, comme on dit, dans le texte même. Ou plutôt m’assurer - exercice risqué par définition - que le charme opère toujours… Je replonge donc dans le fond de l’armoire à livres – là ou j’avais aussi pieusement rangé à perpétuité la traduction française de Joseph Roy du « Capital » parue aux Editions sociales (et « entièrement » remaniée par l’auteur) sans que je veuille pour rien au monde la céder ou la troquer ou en relire un seul maudit paragraphe… L’illuminé libano américain, tout comme ce vieux lion barbu et matérialiste de Karl Marx font donc partie des meubles de la maison. Me voilà dépoussiérant la longue collection de petits volumes à papier gras ornés du portrait de l’auteur en rêveur éternel, éditée et piratée depuis dans toutes les couvertures possibles sans aucun travail sur le texte apparemment.

Je commence par la fin, en bon lecteur de journal ma promenade dans ces petits textes qui avaient tant hanté ma première jeunesse surtout grâce aux élans contagieux d’un professeur d’arabe « gibraniste » comme on ne peut pas l’être qui s’extasiait en débitant ses poésies, et d’un voisin qui fit parler de lui dans le quartier en donnant à son fils aîné, au lieu du nom de son propre père comme le voulait la tradition, le nom de l’exilé de New York dans l’espoir que le rejeton rééditera la prouesse surtout que le monsieur était convaincu que « le monde » comme il disait, produisait un génie tous les cent ans. Inutile de dire que le jeune Gibran en question promis à la récidive centenaire préféra s’investir dans le commerce des voitures usagées. Survolons. Tome 11, Jésus fils de l’homme. C’est Marie Madeleine (à la mode de nouveau depuis Da Vinci Code) qui parle : « Il (Jésus) me regarda et il vit en moi avec ses yeux noirs ce qu’aucun autre homme n’a jamais vu, je me suis sentie nue et perplexe (…) Il me regarda comme les saisons regardent le champ ». Ambigu et poétique mais le ton est donné. On restera tout au long dans le registre « écriture(s) sainte(s) ». Ainsi l’apostrophe de rigueur domine Les Tempêtes surtout avec l’homélie adressée aux « fils de ma mère » : « Votre religion n’est qu’hypocrisie, votre monde est prétention… Pourquoi vous êtes encore en vie alors que la mort n’est que le repos des misérables ? » Dure dure la prédication. Les stances « Votre Liban et le mien » est le morceau de bravoure le plus connu des Processions avec une tirade d’une actualité insolite : « Votre Liban se sépare une fois de la Syrie puis s’y rattache… Mon Liban ne se sépare ni se rattache… Votre Liban est un conflit entre un homme venu de l’Ouest et un autre venu du Sud… ». Qui dirait mieux ? Je passe vite sur la prose incantatoire du Prophète. Trop connu, ce patchwork déiste qui a « habité » son auteur « mille ans avant de voir le jour » gagne par ailleurs a être lu et relu comme l’ont bien compris les Frères Rahbani en mettant en chanson les aphorismes de l’Elu (al Mustafa). Son succès ne décline pas depuis plus de quatre vingt ans. Fierté nationale. Le sixième volume, Larme et sourire m’a semble fait de redites. Et puis ce présent gnomique (on ne dit plus présent de vérité générale) commence à me peser. Je n’y retrouve ni le bon sens de Vauvenargues ni le cynisme pétillant de Cioran. Y a des trouvailles quand même, on peut glaner dans Sable et écume : « La femme dit : comment la guerre ne serait elle pas sacrée puisque mon fils y est mort ? ». Le dialogue des Dieux de la terre inspire peu dans son genre romantique ressassé. J’ai cherché en vain les fameuses imprécations (contre écho des Béatitudes…) Wayloun li’oummatin, « Malheur a une nation qui s’habille de ce qu’elle ne tisse pas et qui mange de ce qu’elle ne plante pas…». Soit dit au passage qu’à un moment donné, Gibran nous a semblé avec cela le chantre de l’économie nationale…

J’ai laissé pratiquement pour la fin les récits proprement dits à commencer par Les Ailes brisées dont je me suis surpris tout a coup entrain de réciter par cœur l’incipit où je devais me retremper plusieurs fois à l’âge de la première adolescence : « J’avais dix huit ans lorsque l’amour me décilla les yeux avec ses rayons magiques et toucha mon âme pour la première fois avec ses doigts de feu… ». Barbara Young n’a pas aimé cette histoire d’amour tragique. Jalousie de femme peut être ? J’ai laissé pour la fin les personnages tourmentes des Ames rebelles, série de portraits au fusain très noir contre l’injustice sociale. Mais Khalil le renégat (qui haranguait les chrétiens contre leur clergé), Jean-Baptiste le fou ou la pauvre Marthe de Ban (séduite puis abandonnée par un cavalier de passage) m’ont malheureusement parus fades et redondants. Des personnages – messages, des stéréotypes stylistiques en surabondance.

La visite dura deux petites heures au bout desquelles je me suis décidé à reloger l’oeuvre complète de Gibran dans le fond de ma bibliothèque, presque sûr que je n’y reviendrais plus mais tout autant certain que je garderais ces volumes jaunis et que pour rien au monde je ne voudrais m’en séparer.

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